La tronche à machin

Dans l’article du Fremden-Blatt daté du 29 Février 1876, il est écrit : « Les enquêtes ultérieures ont révélé que la personne arrêtée était un professeur de langues, dans sa vingt-deuxième année, né à Charleville et ayant voyagé via Strasbourg à Vienne, avec l’intention de se rendre en Turquie depuis cette ville. » Cette phrase laisse penser qu’il s’est écoulé un laps de temps (non précisé) entre l’agression subie par Rimbaud et le récit qu’en fait le journal. L’article date d’ailleurs l’évènement en écrivant : « Samedi soir, dans la Maximilianstrasse, le gardien de la voûte Fuchs a remarqué un jeune homme élégamment habillé, qui semblait appartenir à la haute société, chancelant avec un revolver à barillet en main. Le 29 février 1876 étant un mardi, on peut raisonnablement présumer que Rimbaud s’est fait détrousser le samedi précédent, soit le 26 février.

Vitalie, la sœur cadette de Rimbaud, meurt d’une synovite tuberculeuse le 18 décembre 1875, à l’âge de dix-sept ans.

Dans une lettre qu’envoie Delahaye à Verlaine – date conjecturée par Michael Pakenham : vers la mi-décembre 1875 (M. Pakenham, Verlaine, Correspondance générale I, 1857-1885, Fayard, 2005, p.467), on trouve un dessin représentant Rimbaud, le crâne totalement rasé. En marge du croquis, Delahaye a inscrit les légendes suivantes : « La tronche à Machin » (à gauche), « Rimbaud » (à droite).

« Les amis de la famille furent surpris de voir Arthur le crâne rasé le jour de l’enterrement. Il semble que le jeune homme ait justifié ce sévère traitement par les maux de tête dont il souffrait alors, qu’il attribuait à une chevelure trop foisonnante. Michael Pakenham suggère une raison plus prosaïque : la teigne (op. cité, p.468) », écrit Alain Bardel.

Source : http://abardel.free.fr/iconographie/correspondance/la_tronche_a_machin.htm

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Lettre de Delahaye à Verlaine.

Cela veut dire qu’il s’est écoulé à peine plus de deux mois entre l’enterrement de Vitalie, quand Rimbaud apparaît le crâne rasé, et l’agression dont il est victime à Vienne.

Peut-on envisager l’aspect de la chevelure du portrait fait à Vienne dans son atelier par le photographe Ignaz Hofbauer, donc un certain laps de temps (non connu) avant l’agression, si l’on considère cette chronologie? J’en doute assez, sauf à penser que les cheveux de Rimbaud poussait incroyablement vite, avec la vigueur que lui confère Delahaye quand il décrit son allure générale. Voir ce que j’en rapportais hier : « Il était alors très robuste ; allure souple, forte, d’un marcheur résolu et patient, qui va toujours. »

Et puisque l’on parle pilosité, André Guyaux me dit que, selon lui, les sourcils ne ressemblent pas du tout à ceux qu’on lui connaît dans le portrait de Carjat.
De plus, d’après de nombreux témoignages, Rimbaud faisait plus vieux que son âge. Or cet adolescent viennois paraît avoir dix-sept ans et non l’âge de Rimbaud en 1876, soit un peu moins de vingt-deux ans.

Quant aux yeux, j’ai vraiment peine à imaginer qu’une repique du négatif puisse effacer à ce point la singularité du regard de l’enfant de Charleville.

C’est encore Delahaye qui les décrit le mieux : Un brun aux yeux bleus, d’un bleu double, dont les zones, plus foncées ou plus claires, s’élargissaient où se fondaient aux moments de rêverie, puis d’intensité pensante : quand il cherchait, quand il voyait dans l’inconnu, et c’était très loin qu’allait son regard mental, les paupières se rapprochaient, félines, les cils longs et soyeux avaient un frémissement léger, tandis que la tête gardait une immobilité attendrie. Delahaye, Le petit Rimbaud, essai non publié, cité par Petitfils, Rimbaud, biographie, éditions Julliard, 1982, p. 61. 

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Portrait de Rimbaud à 17 ans par Étienne Carjat (fonds Claudel).

Bref, sauf à trouver dans les archives du photographe viennois une preuve de la commande par Arthur Rimbaud d’une série de cartes photographiques ou à retrouver une trace écrite sur un exemplaire de ce portrait qui atteste indiscutablement qu’il s’agisse d’un portrait d’Arthur Rimbaud, je demeure pour ma part très sceptique quant à l’attribution qu’en fait Serge Plantureux dans l’épais dossier qu’il a mis en ligne.

J’fous le camp à Wien

Ayant probablement appris de Delahaye que Rimbaud était parti à Vienne, Verlaine, dans une lettre qu’il lui adresse en mars 1876, en fait un croquis intitulé : « Les voyages forment la junesse ».

Rimbaud, coiffé d’un haut de forme, se dirige vers une gare de chemin de fer en s’écriant : M… àla Daromphe ! J’foul’ camp à « Wien ! »

L’allure peut correspondre à la description que donne le Fremden-Blatt d’un «  jeune homme élégamment habillé, qui semblait appartenir à la haute société ».

Le dessin fut publié par Berrichon dans La Revue blanche du 15 avril 1897, lequel donne quelques détails sur la mésaventure que connaît Rimbaud.

En 1876, deuxième tentative vers l’Orient.

Ayant réussi de nouveau à gagner la bourse maternelle à la cause d’un départ, sous prétexte d’aller approfondir l’allemand à Vienne, aux fins d’une collaboration industrielle en Russie, il part pour, en effet, l’Autriche ; mais avec l’intention de gagner Varna, sur la mer Noire, où il s’embarquerait pour l’Asie.

Le guignon, hélas, le poursuit. Pas plutôt à Vienne, il est délesté de tout ce qui lui reste de sous par des individus avec lesquels sa générosité imprudente l’a fait boire. Et le voici forcé, pour manger, de se livrer, dans la ville autrichienne, à des besognes de forçat, à des mendicités. Un jour, pour de nobles raisons humaines, il a une rixe avec la police. Il est arrêté. On l’expulse.

Conduit à la frontière de l’Allemagne et livré à la police de cet empire, qui l’expulse à son tour, on le mène à la frontiere française, d’ou, à pied, par Strasbourg et Montmédy, il regagne Charleville. »

On notera l’expression  » aux fins d’une collaboration industrielle en Russie « . Dans le dessin du Rimbaud détroussé, Verlaine fait dire à Rimbaud « sans compter que j’compte sur des brevets dinvention ». Quant à l’article du Fremden-Blatt, il parle d’une destination finale qui serait la Turquie.

Berrichon poursuit avec une description physique de Rimbaud donnée par son ami Delahaye (indiquée entre guillemets). Il précise ensuite (dans son style ampoulé) que Rimbaud a cessé d’écrire, sinon quelques lettres, et ne pense qu’à une seule chose, se rendre en Orient.

« Il était alors, dit Ernest Delahaye, très robuste ; allure souple, forte, d’un marcheur résolu et patient, qui va toujours. Les grandes jambes faisaient, avec calme, des enjambées formidables, les longs bras ballants rythmaient les mouvements très réguliers, le buste était droit, la tête droite, les yeux regardaient dans le vague, toute la figure avait une expression de défi résigné, un air de s’attendre à tout, sans colère, sans crainte. » Il n’écrivait plus que de rares épistoles; l’ambition littéraire semblait morte ; il ne marquait plus, apparemment, que le désir d’aller, de voir, les yeux avec obstination et spécialement fixés vers l’Asie. Coùte que coûte, il fallait qu’il y atteignit, en cet Orient convoité !

Comme il n’espérait plus rien de sa mère, les idées les plus étranges, touchant les moyens d’arriver au but, hantaient son esprit. Il eut une fois celle de se faire missionnaire. »