Un Coran qui aurait appartenu à Arthur Rimbaud

« Coran ayant appartenu à Arthur Rimbaud durant son séjour en Abyssinie ». Photographie et © Hugues FONTAINE avec l’aimable autorisation de l’Institut du Monde Arabe.

À l’occasion des Journées du patrimoine, la bibliothèque de l’Institut du Monde Arabe à Paris a présenté au public le 20 septembre un Coran qui aurait « appartenu à Arthur Rimbaud durant son séjour en Abyssinie », selon une petite carte collée sur la garde de papier au plat trois de la couverture (reliure en peau rouge). D’après le collophon, ce Coran a été imprimé par lithographie en Inde en 1865.

Vitrine où sont présentés le Coran et la lettre qui était glissée à l’intérieur. Photographie et © Hugues FONTAINE

Les registres de la bibliothèque ne conservent aucun détail sur ce qui m’a été présenté comme un don de la famille Bardey (descendant d’Alfred Bardey, l’employeur de Rimbaud à Aden), ce dont témoigne une carte de visite contenue dans le volume. La donation a été faite à l’IMA à l’occasion de l’exposition qu’avait organisée l’institut en 1991, Rimbaud à Aden, dans le cadre du centenaire de la mort de Rimbaud.

Carte de visite conservée dans l’ouvrage. Photographie et © Hugues FONTAINE.

On sait que parmi les papiers provenant du père du poète, Frédéric, conservés dans le grenier de Roche, se trouvaient une grammaire arabe revue et corrigée, une traduction du Coran avec le texte arabe en regard, et encore quelques autres « papiers arabes ».

À Harar, Arthur demanda à sa mère qu’elle cherche pour lui ces documents « utile[s] à ceux qui apprennent la langue » et qu’on les lui envoie, mais « comme emballage seulement, car ça n’en vaut pas le port ».

« À propos comment n’avez-vous pas retrouvé le dictionnaire arabe ? Il doit être à la maison cependant. Dites à F[rédéric, le frère] de chercher dans les papiers arabes un cahier intitulé : Plaisanteries, jeux de mots, etc., en arabe, et il doit y avoir aussi une collection de dialogues, de chansons, ou je ne sais quoi, utile à ceux qui apprennent la langue. S’il y a un ouvrage en arabe, envoyez ; mais tout ceci comme emballage seulement, car ça ne vaut pas le port. » (Lettre aux siens, Harar, 15 février 1881.)

On sait aussi que Rimbaud connaissait l’arabe et même, par le témoignage du négociant italien Ugo Ferrandi, agent de la firme Bienenfeld à Aden, qui a bien connu Rimbaud, qu’il « tenait dans sa case [à Tadjourah] de véritables conférences sur le Coran aux notables indigènes ». (Franco Petralia, Bibliographie de Rimbaud en Italie, Sansoni Antiquariato, 1960, p. 73). Bardey rapporte qu’à Aden, en 1884, il occupait ses loisirs à déchiffrer des livres arabes et à se perfectionner dans la langue. Jules Borelli écrit qu’il « sait l’arabe et parle l’amharigna et l’oromo. Il est infatigable. Son aptitude pour les langues, une grande force de volonté et une patience à toute épreuve, le classent parmi les voyageurs accomplis. » (Borelli, Éthiopie méridionale, Journal de mon voyage aux pays Amhara, Oromo et Sidama, septembre 1885 à novembre 1888, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1890, 1890, p. 201).

Autre intérêt du document, il contient une lettre manuscrite rédigée en arabe (mais avec des fautes) sur un feuillet de papier quadrillé, écrite par l’abban [guide de caravane et garant de la sécurité des voyageurs] Fârih Kali, adressée à Rimbaud (son nom est donné au début de la lettre), dans laquelle l’expéditeur s’impatiente de ne pas avoir reçu une somme d’argent que Rimbaud lui devait. La lettre n’est malheureusement pas datée.

Les bibliothécaires de l’Institut du Monde Arabe, Mmes Olga Andriyanova et Nacéra Sahali, ont rassemblé les informations dont elles disposent pour la présentation de cette pièce sortie de la réserve patrimoniale de la bibliothèque.

Je publierai ici quelques autres photographies de ce Coran et de la lettre, ainsi que des informations supplémentaires, après que Mmes Olga Andriyanova et Nacéra Sahali aient mis en ligne elles-mêmes le résultat de leurs recherches.

Hugues Fontaine, 20 septembre 2020.

Avec l’Institut du monde arabe (IMA), 1 rue des Fossés Saint-Bernard, 75005 Paris.

Les enthousiasmants Chevaux de Rimbaud

D’Éthiopie, j’avais commandé le livre d’Alexandre Blaineau, Les Chevaux de Rimbaud, qui vient de paraître chez Actes Sud dans la collection Arts équestre dirigée par Jean-Louis Gouraud. En France, je serais allé le chercher dans une librairie ; là, je voulais l’avoir à mon retour, qui m’attendrait. Pierre Brunel m’en avait dit beaucoup de bien, juste avant que je ne parte. Et c’est la course des derniers jours avant le voyage qui m’avait empêché de trouver le temps de l’acheter, car mieux encore, je l’aurais emporté avec moi, à Diré-Daoua au moins, faute d’aller cette fois jusqu’à Harar. 

Je me suis donc fait envoyer, à partir d’un site qui annonce céder 10% du prix de la vente d’ouvrages d’occasion à des associations caritatives, un exemplaire réputé comme neuf. De fait, il est impeccable, n’a manifestement jamais été ouvert et contient même, cher Alexandre Blaineau, le communiqué de presse de votre éditeur, un feuillet lui aussi dans un état parfait, donc probablement jamais déplié et que j’étais sans doute le premier à lire. Mais passons sur ces détails qui n’honorent pas certains « critiques littéraires ». 

J’aurais aimé l’emporter, mais il est encore mieux en fait de l’ouvrir ici, en France. Donc comme la majorité des lecteurs – bien que je sois sûr que vous ayez aussi en Éthiopie de vrais lecteurs, qui n’ont pas reçus complaisamment un exemplaire de presse.

Mieux, parce que l’ouvrage, très érudit, pose d’emblée une nécessaire distance avec son matériau, de documentation et d’écriture et emmène le lecteur dans un voyage où l’on circule comme en trois dimensions pour observer l’objet proposé à l’examen. Il lance une gageure : déployer sur 184 pages, en 37 chapitres ! l’évocation d’un Rimbaud cavalier. Donc, semble-t-il, dans la dernière partie de sa vie, celle qu’il a passée en Orient, puisqu’Alexandre Blaineau fait commencer à Chypre en mai 1880 sa possible première cavalcade.

Comme pour toute la partie adénie ou africaine de la vie de Rimbaud (Tadjourah, Zeilah, Harar, le Choa, Massawa, Le Caire…) nous ne disposons en réalité que de très peu de faits, très peu d’informations avérées. Tout juste quelques témoignages recueillis le plus souvent après la mort d’Arthur. Nous avons surtout ses lettres, aux siens principalement, et à quelques correspondants, dont un particulièrement important pour Rimbaud, l’ingénieur Alfred Ilg. Il faut donc tirer la substantifique moelle de ces quelques lignes, des quelques mots qui traitent de l’activité du poète devenu négociant explorateur. Et à partir d’un examen très rigoureux de ces vocables, s’autoriser la liberté, non de gloser, mais d’écrire Rimbaud à cheval, de considérer Rimbaud du « point de vue équestre ». D’évoquer le cavalier qui « s’emploie à poursuivre ses anabases à la recherche de l’autre, à la recherche de soi. » Ce beau mot d’anabases, qui est le titre d’un ouvrage de Xénophon, mais aussi de Saint-John Perse, peut être entendu ici, concernant Rimbaud, dans son sens d’expédition de la mer vers l’intérieur montagneux du pays (la montée des armes au Choa), mais aussi, plus poétiquement, dans celui d’une chevauchée vers un ailleurs toujours repoussé.

Et puis nous avons surtout ses textes. Alexandre Blaineau revisite principalement les Illuminations, les Coloured plates, comme l’explique Verlaine en signalant la sonorité anglaise et le sens du titre de ce projet. C’est avec Ornières qu’il donne à entendre sa manière d’explorer à rebours (c’est-à-dire à partir de sa connaissance de ce qu’on appelle généralement « la deuxième vie » de Rimbaud) le texte du poème, en prêtant une attention minutieuse à la graphie du manuscrit, repérant dans un texte écrit d’une traite, sans rature, un très léger accrochage sur une lettre, une consonne, le « l », qui a fait Rimbaud écrire des juments bleues et non brunes.

L’érudition d’Alexandre Blaineau concerne la chose équestre (il a publié notamment, chez le même éditeur, Xénophon, l’intégrale de l’œuvre équestre) et il est capable de nous dire que fut peint dans une grotte du Périgord, il y a 19.000 ans, un cheval bleu, d’en repérer d’autres en Toscane, dans des tombes étrusques ou de traiter des rapports du noir et du bleu chez Gauguin ou Soulages, mais son érudition porte aussi sur l’œuvre du poète. Tout cela dans un style excellent, agréable à lire, et en offrant un discret appareil de notes plus intéressantes les unes que les autres.

Je n’ai pas encore achevé de lire tout le texte, mais puisque certains, dont c’est le travail, sinon le métier, d’écrire sur les écrits des autres, préfèrent revendre les ouvrages que des attachés de presse leur ont scrupuleusement envoyés, en mesurant soigneusement la chance qu’ils y consacrent quelques lignes, j’ai voulu publier ici sans attendre ces quelques observations et dire mon enthousiasme devant ce projet étonnant des Chevaux de Rimbaud.

Arthur Rimbaud Photographe

Conférence et présentation en avant-première du livre.

Après la table ronde réunissant Éloi Ficquet, André Guyaux et Jean-Luc Steinmetz, puis la soirée événement autour d’Alain Borer, je présenterai en avant-première Jeudi 19 septembre à 18:00 dans l’auditorium du musée de l’Ardenne, Place Ducale à Charleville-Mézières, le livre ARTHUR RIMBAUD PHOTOGRAPHE à paraître le 23 octobre aux éditions Textuel.

La conférence, abondamment illustrée, sera suivie d’une signature puis de la projection du film de Pierre Javelot VERS ZANZIBAR (22′).

Quatre négatifs dans le fonds Jules Borelli

vitrine Borelli de l'exposition Rimbaud photographe

Comme on peut le voir dans une des vitrines de l’exposition qui vient d’ouvrir ses portes hier au musée Arthur Rimbaud de Charleville-Mézières, les images que Philipp Paultischke attribue à Arthur Rimbaud dans son registre se retrouvent dans le fonds des photographies de Jules Borelli conservées aujourd’hui au musée du quai Branly à Paris.

Je montre sur une table lumineuse les fac-simile de quatre négatifs sur film pelliculaire au gélatino-bromure d’argent. Leur format est 12,5 x 17,5 cm.

vitrine Borelli de l'exposition Rimbaud photographe
« Vitrine Borelli » dans la salle de l’exposition, Auberge verte.

Ce procédé sur du film souple (une gélatine) sur laquelle était coulée une émulsion au gélatino-bromure d’argent avait l’avantage de la légèreté sur celui des plaques de verre au gélatino-bromure d’argent, comme Rimbaud a pu en utiliser en 1883.

Borelli qui voyage plus de trois années en Éthiopie avait fait le choix de ne pas s’équiper avec des plaques de verre, lourdes et fragiles, plus difficiles à transporter.

Je montre également ouvert à la page 230-231 de l’ouvrage maître de Jules Borelli, paru en 1890, Éthiopie méridionale : journal de mon voyage aux pays Amhara, Oromo et Sidama, septembre 1885 à novembre 1888l, la gravure de la katama, la « citadelle » du ras Darghé.

L’ouvrage se présente comme un journal. La présence de cette gravure accompagnant le récit permet de dater du 14 mai 1887 la prise de vue de cette image.

Gravure p. 231 d’Éthiopie méridionale.

Pourquoi présenter quatre négatifs ?

Le quatrième montre trois enfants assis autour du même personnage, vêtu d’une shamma, toge de coton ici réhaussée d’une bande vraisemblablement rouge, que celui que l’on voit sur une des trois épreuves papier de la collection Paulitschke légendée « Lavage de pieds au Choa ». On retrouve aussi le même bouclier et la lance.

Négatif PF0137802 du fonds Jules Borelli, musée du quai Branly, Paris.

Or cette photographie, qui existe aussi dans la collection Paulitschke sous forme d’épreuve sur papier est, elle, mise en relation par le savant autrichien avec le nom de Mgr Taurin Cahagne. Peut-on penser : « attribuée » à Taurin Cahagne ?

Mgr Taurin Cahagne, « vicaire apostolique des Gallas », était arrivé à Harar en avril 1881, profitant du voyage qui faisait Alfred Bardey. Cela est très bien relaté dans Barr-Adjam : souvenirs d’Afrique orientale, 1800-1887 d’Alfred Bardey.

Paulitschke a rencontré Taurin Cahagne lors de son séjour à Harar en février-mars 1885 comme en témoigne un très beau portrait que Paulitschke fait de lui et que vous pouvez voir dans une des vitrines du cabinet de curiosité de la salle Voyages du musée Rimbaud.

Taurin Cahagne, nous le savons parfaitement, n’est pas du voyage que Rimbaud et Borelli font de conserve entre Entotto et Harar du 1er au 20 mai 1887 par la route des Itous Gallas, longeant les monts Tchercher.

La mention « Name des Collectors » qui figure sur l’onglet du registre de Paulitschke est donc bien à prendre dans le cas de cette photographie à la lettre : « celui qui détient une collection ». D’ailleurs, je n’ai pas connaissance que Taurin Cahagne ait fait de la photographie.

Cela n’est toutefois pas exclu : Taurin Cahagne prend bien des mesures de topographie qu’il envoie au savant Antoine d’Abbadie pour compléter les cartes que ce dernier dresse de la région. Rimbaud nous dit aussi qu’il veut, avec son projet d’ouvrage illustré sur Harar et le pays Galla, « couper l’herbe sous les pieds » de Taurin Cahagne, engagé lui aussi dans un projet similaire.

Alors pour quelle raison cette image est-elle liée dans le registre de Paulitschke au nom de Taurin Cahagne tandis que les trois autres le sont à celui d’Arthur Rimbaud ?

Ce point particulier pose toute la question de cette attribution (?) par Paulitschke des trois photographies à Arthur Rimbaud. Que veut dire exactement Paulitschke avec l’expression « Name des Collectors » qu’il utilise indifféremment (du moins dans la confection de son registre) pour les objets ethnographiques, qui emplissent les onze premières pages du registre, que pour les épreuves photographiques détaillées dans les dix dernières pages (Paulitschke numérote des doubles pages)

Détail de l’onglet commun dans le registre de Paulitschke aux pages consacrées à la description des artefacts et à celles des épreuves photographiques

Dans quelles conditions exactes Paulitschke a-t-il obtenu ces images prises sur l’itinéraire d’Entotto à Harar en mai 1887 ? Ce que nous savons de manière avérée pour l’image de la citadelle et que nous présumons pour celles des enfants.

Serait-ce auprès de Taurin Cahagne avec qui Paulitschke a pu entretenir une correspondance entre l’Autriche et l’Éthiopie, comme il le fait avec le Grec Sotiro à propos du récit de l’assassinat du Comte Porro ?

Quand Arthur Rimbaud doit quitter Harar en avril 1891, le genou horriblement enflé au point qu’il lui faut gagner Zeilah, puis Aden et Marseille où il sera amputé de sa jambe le 27 mai 1891, il laisse probablement derrière lui à Harar certaines de ses affaires et possiblement les confie-t-il à Taurin Cahagne, avec lequel il est en très bons termes.

Dernier point : nous savons – il l’écrit dans Éthiopie méridionale – que Jules Borelli, est en mesure de développer ses négatifs sur le terrain et de faire également des tirages sur du papier sensibilisé, au moyen d’un châssis-presse, par « noircissement direct » à la lumière du soleil.

Si, comme j’en ai fait l’hypothèse, Rimbaud peut avoir fait ces trois images avec l’appareil de Jules Borelli, il peut aussi avoir réalisé, lui-même ou bien Borelli, des épreuves sur papier de ces trois – ou de ces quatre images…

La troisième photographie

Voici la troisième photographie :

© Weltmuseum Vienne.

Galla: Kindern mit dem Massaub. Tisch (« Galla : enfants avec un massaub. Table »). La photographie représente deux enfants assis dans l’herbe (un garçon et une fille ?) qui regardent le photographe. Entre les deux, couchée sur le côté, une table en vannerie (massaub), comme on en utilise sur les hautes terres de l’Éthiopie.

Et la page 18 du registre sur lequel figure le nom de Rimbaud. Sur deux lignes. La seconde fois, Paulitschke a écrit derselbe, « le même [nom] ».

Page 18 du registre de Philipp Paulitschke. © Weltmuseum.

RIMBAUD – TROIS NOUVELLES PHOTOGRAPHIES

C’est en faisant des recherches dans les fonds d’archives, publiques et privés, en Europe et en Éthiopie, que j’ai découvert au Weltmuseum à Vienne trois photographies que le savant autrichien Philipp Paulitschke, linguiste, géographe, ethnographe et photographe, qui s’est rendu à Harar en février-mars 1885, attribue à Arthur Rimbaud.

Le 30 mars 1892, sept ans après son voyage en Afrique de l’Est, Paulitschke donne au Naturhistorishes Hofmuseum, le musée d’histoire naturelle de Vienne, un ensemble de 244 objets ethnographiques et de 220 épreuves photographiques. Cette donation s’accompagne d’un inventaire soigneusement rédigé, signé le 27 février 1892. Comme dans un bon livre de comptabilité, avec des onglets qui se déplient, Paulitschke numérote les artefacts puis les tirages photographiques, donne une description, un nom de lieu et le nom de celui qui les a « collectés » (Name des Collectors) ainsi qu’une éventuelle observation. Cette appellation de Collector utilisée aussi bien pour les objets que pour les photographies convient certes aux premiers, mais pose à vrai dire un problème d’ambiguïté pour ces dernières. Paulitschke veut-il dire dans ce cas « photographe » ?

Il écrit en marge de la page 12 à propos des photographies qu’il a rassemblées : « La collection contient des types extrêmement rares de Danakil, des images ethnographiques des pays Galla et Somali, ainsi que du Choa. Presque tous les négatifs de ces photographies sont désormais perdus. Ceci est la plus grande collection existante de photographies originales sur l’Afrique orientale. » Toutes ces images sont à l’évidence des contretypes : photographies de photographies, positives ou négatives, tirées sur le même papier, contrecollées sur des cartons et légendées.

À trois reprises, page 18 et 19, figure le nom de « M. Rimbaud », en regard de trois numéros de photographies qui sont légendées :

1/ Galla: Kindern mit dem Massaub. Tisch (« Galla : enfants avec un massaub. Table »). La photographie représente deux enfants assis dans l’herbe (un garçon et une fille ?) qui regardent le photographe. Entre les deux, couchée sur le côté, une table en vannerie (massaub), comme on en utilise sur les hautes terres de l’Éthiopie.

2/ Fußwaschung in Schoa (« Lavage des pieds au Choa »). Un garçon (le même que dans la photographie précédente ?) lave les pieds d’un jeune noble dans un récipient en poterie. Assis sur un pliant (on en voit de pareils dans la collection de Paulitschke), celui-là tient à la main une lance. Son bouclier est posé près de lui. 

© Weltmuseum Vienne.

3/ Befestigüng im Lande der Galla-Itou : Cercer (« Fortifications en pays Galla-Itou : Tchercher »). Cette troisième photographie montre un paysage avec une fortification : la katama, « citadelle », du ras Darghé.

© Weltmuseum Vienne.

Cette dernière photographie donne plusieurs clés. Le lieu où a été prise la photographie et son sujet.

Mais elle pose aussi question. On la trouve en effet reproduite sous la forme d’une gravure dans l’ouvrage que publie Jules Borelli en 1890 : Éthiopie méridionale : journal de mon voyage aux pays Amhara, Oromo et Sidama, septembre 1885 à novembre 1888. Et, en cherchant dans le fonds photographique que Borelli a offert le 14 février 1908 au Laboratoire d’anthropologie du Museum à Paris (qui deviendra le musée de l’Homme), on trouve les négatifs de ces trois images.

Ce sont des négatifs dits « pelliculaires », c’est-à-dire des négatifs souples au gélatino-bromure d’argent, supports plus légers que les plaques de verre communément utilisées alors. Borelli a choisi ce procédé parce qu’il va voyager pendant plus de trois années.

On trouve aussi une quatrième image qui semble faire partie de la même série : avec le même garçon à qui on lave les pieds, vêtu de la même toge.  Or Paulitschke n’attribue pas cette image à Rimbaud, mais à Taurin Cahagne, vicaire apostolique des Gallas, arrivé à Harar en avril 1881, et que Rimbaud connaissait bien. Il attribue en revanche à Borelli 21 images, clichés que l’on retrouve bien dans le fonds photographique de l’explorateur.

Nous savons que Rimbaud et Borelli parcourent ensemble, entre le 1er et le 20 mai 1887, un itinéraire qui les conduit d’Entotto, ville où le roi du Choa, Ménélik II, a établi une de ses résidences, jusqu’à Harar, qu’il vient juste de conquérir. Le 14 mai, Borelli décrit dans son livre la visite que tous deux font de la place forte. Rimbaud, de son côté, raconte succinctement, à sa façon, cet épisode du voyage dans la « Lettre au directeur du Bosphore égyptien », qui est publiée au Caire en fin août 1887.

Je formule donc l’hypothèse qu’Arthur Rimbaud a pris ces trois photographies avec l’appareil photographique de Borelli. Il a en effet revendu le sien, vraisemblablement à Aden. Il écrit à sa mère et à sa sœur Isabelle le 14 avril 1885 : « L’appareil photographique ? À mon grand regret je l’ai revendu, mais sans perte ».

Je ne sais toutefois pas dans quelles circonstances exactes Paulitschke les a obtenues de Rimbaud.

A-t-il rencontré ce dernier à Aden lorsqu’il y passe en avril 1885 ? Alfred Bardey, l’employeur de Rimbaud, qui est le correspondant de la Société de géographie de Paris, a signalé le passage de l’expédition autrichienne. Il a également envoyé un portrait photographique de Hardegger, compagnon de voyage de Paulitschke, fait par Bidault de Glatigné, un aristocrate de la Mayenne en rupture de ban, qui a quitté lui aussi la France et s’est établi comme photographe à Aden (Rimbaud l’hébergera chez lui à Harar en 1888). Mais même si Paulitschke a rencontré parmi ces Français vivant à Harar le génial poète devenu négociant, celui-ci ne peut lui avoir donné ces photographies, qui ne seront faites qu’en mai 1887. Paulitschke aurait-il maintenu un contact avec le poète explorateur ? Les tient-il de Taurin Cahagne, comme peut le laisser supposer la quatrième photographie ?

Paulitschke meurt à Vienne précocement le 11 décembre 1899, soit huit ans avant le dépôt que fait Borelli de ses photographies au Laboratoire d’anthropologie du Museum à Paris. Il a donc rassemblé les photographies de Borelli soit directement auprès du voyageur, qui les utilise pour la publication de son livre en 1890, soit indirectement auprès de ceux qu’il nomme dans son registre des Collector. Paulitschke rassemble aussi des photographies d’autres voyageurs dont il est avéré qu’ils sont photographes : Paul Soleillet, Alfred Ilg, Édouard Bidault de Glatigné, Leopoldo Traversi… Il cite ainsi dix-neuf noms.

Voici la page 19 du registre de Philipp Paulitschke.

Page 19 du registre de Philipp Paulitschke. © Weltmuseum.

Une photographie est un document délicat à exploiter en tant que source historique si l’on manque d’informations essentielles sur les conditions de sa production : quel en est le photographe, quand la photographie a-t-elle été prise, à quel endroit, dans quelles conditions, pourquoi ? etc. La découverte de ces trois nouvelles photographies pose autant de questions qu’elle n’en règle, mais c’est un fait historique avéré qu’en 1892, un savant qui s’est rendu lui-même à Harar en 1885, les attribue à « M. Rimbaud ».

Nous les présentons au musée Arthur Rimbaud de Charleville-Mézières à l’occasion de l’exposition Rimbaud photographe. La recherche est un processus ouvert et nous espérons que l’avenir nous apportera de nouveaux éléments pour documenter mieux encore cette découverte.

Un livre, Rimbaud photographe, abondamment illustré, paraîtra à l’automne aux éditions Textuel.

Hugues Fontaine, 14 mai 2019.