Images de Rimbaud et Verlaine

La « panthéonade »* en cours (faire entrer ensemble dans la crypte du Panthéon les dépouilles, ou une poignée de terre symbolique prise sur les tombes, de Rimbaud et Verlaine) fait se multiplier dans les journaux ou les billets en ligne les représentations des deux poètes ensemble.

L’une, qui fait florès, est un montage assez inepte : les deux hommes sont affublés de chapeaux ridicules ; Rimbaud tient Verlaine par l’épaule… Surtout l’image ne se présente pas comme un montage et les lecteurs, abusés, la prennent pour une véritable photographie. L’époque aime ces fausses représentations que facilite l’usage de Photoshop.

Je reçois ce 6 octobre la précision suivante : « la photo qui a servi au montage de la soi-disant photo de Verlaine et Rimbaud représente J.R. Perkins et son fils Sam, photographiés en 1901 à Lexington, Oklahoma (à l’époque Indian Territory) – photo présentée sur le site Flickr de leur descendant, C. Simpson« .

Michael Dias en parlait déjà en décembre 2017 dans un billet intitulé : « La photo de Verlaine et Rimbaud qui n’en est pas une ».

Merci à Christine Paganelli.

Un montage qui ne se donne pas comme tel, donc un faux, pour représenter Rimbaud et Verlaine côte à côte (voir Post-Scriptum).

Cette fabrication prend comme base deux portraits d’Arthur Rimbaud et Paul Verlaine faits par Étienne Carjat dans son atelier au numéro 10, rue Notre-Dame-de-Lorette. Verlaine donne la date d’octobre 1871 pour le fameux portrait de Rimbaud. Je suis enclin à penser que le portrait que Carjat fit aussi de Paul Verlaine a pu être tiré le même jour, mais ce n’est qu’une hypothèse.

Voici ce qu’écrit Jacques Bienvenu à ce sujet dans son blog : « A vrai dire, la seule certitude est que la date de la photographie [représentant Verlaine] est située entre juillet 1869, époque à laquelle Carjat s’installe rue Notre-Dame-de-Lorette, et juillet 1872 quand Verlaine part de Paris avec Rimbaud. Néanmoins, si on se base sur les portraits de Verlaine du Coin de table et de Carjat, on peut penser […] qu’ils sont contemporains. Les séances de pose ont commencé au tout début janvier de l’année 1872 et les photos de Rimbaud datent d’octobre 1871. Si Verlaine qui accompagnait son ami en a profité pour se faire tirer le portrait, on est à seulement trois mois des séances de pose du Coin de table. Cela est plausible, mais évidemment on ne peut l’affirmer. »

Portrait photographique de Paul Verlaine par Etienne Carjat, ca 1871.
Portrait photographique d’Arthur Rimbaud par Etienne Carjat, octobre 1871.

Je rappelle une autre incertitude de dates au sujet du deuxième portrait de Rimbaud (celui où il regarde droit dans l’objectif) qui porte la marque de l’atelier Carjat, et dont je pense qu’il est contemporain du plus célèbre des deux, réalisé, cela est établi, par Carjat (voir mon livre Arthur Rimbaud photographe).

2 portraits photographiques d’Arthur Rimbaud vraisemblablement faits tous les deux par Etienne Carjat, octobre 1871.

Une représentation des deux poètes ensemble est bien connue. C’est celle du Coin de table, le tableau d’Henri Fantin-Latour exposé au Salon de 1872.

Coin de table, huile peinte par Henri Fantin-Latour, 1872.

Il est curieux de voir comment le peintre a figuré les deux hommes l’un à côté de l’autre et a peint leurs regards qui dans la pose s’évitent, ce qui est le cas aussi pour tous les protagonistes de ce dîner.

Extrait du Coin de table, huile peinte par Henri Fantin-Latour, 1872.

Stéphane Mallarmé dans Médaillons et portraits, publié en 1896, donne dans son style inimitable un portrait du jeune Rimbaud au moment où il fréquente les Vilains Bonshommes en compagnie de Verlaine, donc à l’époque du tableau et des portraits photographiques par Carjat :
« Je ne l’ai pas connu, mais je l’ai vu, une fois, dans un des repas littéraires, en hâte, groupés à l’issue de la Guerre — le Dîner des Vilains Bonshommes, certes, par antiphrase, en raison du portrait, qu’au convive dédie Verlaine. « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, un visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant » (in Paul Verlaine, Poètes maudits, 1884). Avec je ne sais quoi fièrement poussé, ou mauvaisement, de fille du peuple, j’ajoute, de son état blanchisseuse, à cause de vastes mains, par la transition du chaud au froid rougies d’engelures. Lesquelles eussent indiqué des métiers plus terribles, appartenant à un garçon. J’appris qu’elles avaient autographié de beaux vers, non publiés : la bouche, au pli boudeur et narquois n’en récita aucun ».

Lettre de Felix Regamey à son frère, automne 1872.

Vient d’apparaître providentiellement sur le marché une lettre de Felix Regamey (qui sera mis aux enchères chez Christies le 3 novembre 2020) illustrée d’un dessin représentant Rimbaud et Verlaine marchant dans une rue de Londres (on voit à l’arrière plan un bobby, un policier britannique).

« Maintenant, devine qui j’ai sur le dos depuis trois jours. Verlaine et Rimbaud – arrivant de Bruxelles – Verlaine beau à sa manière. Rimbaud, hideux. L’un et l’autre sans linge d’ailleurs. Ils se sont décidés pour le Gin sans hésitation« , écrit Régamey dans cette lettre à son frère datée du 13 septembre 1872.

Félix Regamey vit alors à Londres où il s’est réfugié après la Commune à laquelle il a participé. Il accueille les deux vagabonds et leur apporte de l’aide.

Ce dessin est bien d’une main d’artiste. Regamey est peintre et caricaturiste, il publie des dessins dans Le Journal amusantLe BoulevardL’Indépendance parisienneLa Vie parisienneLes Faits-Divers illustrés... Il dessine avec un goût manifeste à croquer ce qu’il voit (il fera de très nombreux dessins lors des ses voyages au Japon et en Chine). Il fait aussi des aquarelles.

On connait de lui un portrait de son ami Verlaine daté de 1872, paru en frontispice de son livre, Verlaine dessinateur, publié en 1896 quelques mois après la mort du poète ; il est illustrée de 23 dessins, portraits et autographes.

Paul Verlaine 1872 par Felix Regamey.

Un autre dessin de Regamey, rehaussé à la gouache, est reproduit en page de titre.

Petit portrait de Verlaine, le représentant de profil reproduit, réduit, en page de titre du livre de Régamey « Verlaine Dessinateur ». Dessin à l’encre rehaussé de gouache blanche
Signé de son paraphe et daté 1869, 6 x 8.5cm.

Voici pour finir quelques détails de cette lettre mise bientôt en vente que je dois à l’aimable obligeance de Julien Paganetti, qui dirige la librairie Autographes des Siècles.

Lettre de Felix Regamey à son frère, automne 1872 (détail). © Christies.
Lettre de Felix Regamey à son frère, automne 1872 (détail). © Christies.
Lettre de Felix Regamey à son frère, automne 1872 (détail). © Christies.

Enfin, autre registre, pour conclure, mais c’est une autre histoire : au cinéma, c’est le jeune Leonardo DiCaprio et David Thewlis qui incarnent les deux poètes dans Total Eclipse (Rimbaud Verlaine dans la version française) de Agnieszka Holland, 1995.

————————

Note* Les Mémoires d’un veuf de Verlaine comprennent une notule intitulée « Panthéonades » dans laquelle il déplore le sort réservé à Victor Hugo : « Ils l’ont fourré dans cette cave où il n’y a pas de vin ! ». Cité par Denis Saint-Amand, « Rimbaud et Verlaine, trop sauvages pour le Panthéon », Libération, 14/09/2020 (précision donnée par Alain Bardel).

POST-SCRIPTUM (24 septembre) : Je découvre sur Twitter ce matin la série de billets publiés par @LaurentNunez sur ce montage photo et la photographie originale signalée par @K_Boucaud qui représente « les personnages réels du Dr Emmett Brown et Marty McFly, incarnés plus tard dans la série de films Retour vers le futur ».

POST-SCRIPTUM 2 (6 octobre) : « La mention par un utilisateur tweeter du « Dr Emmett Brown et Marty McFly » est en fait une plaisanterie, assez drôle, il s’agit des héros purement fictionnels et devenus « culte » comme on dit, de la série de film Retour vers le Futur (un « prof » excentrique propulse  son jeune ami  – ami en tout bien tour honneur ! – dans les années 1950 puis dans l’Ouest américain des années 1880) ». Extrait du message de Christine Paganelli, en commentaire.

J.R. And Sam Perkins; Lexington, Indian Territory, 1901

Un Coran qui aurait appartenu à Arthur Rimbaud

« Coran ayant appartenu à Arthur Rimbaud durant son séjour en Abyssinie ». Photographie et © Hugues FONTAINE avec l’aimable autorisation de l’Institut du Monde Arabe.

À l’occasion des Journées du patrimoine, la bibliothèque de l’Institut du Monde Arabe à Paris a présenté au public le 20 septembre un Coran qui aurait « appartenu à Arthur Rimbaud durant son séjour en Abyssinie », selon une petite carte collée sur la garde de papier au plat trois de la couverture (reliure en peau rouge). D’après le collophon, ce Coran a été imprimé par lithographie en Inde en 1865.

Vitrine où sont présentés le Coran et la lettre qui était glissée à l’intérieur. Photographie et © Hugues FONTAINE

Les registres de la bibliothèque ne conservent aucun détail sur ce qui m’a été présenté comme un don de la famille Bardey (descendant d’Alfred Bardey, l’employeur de Rimbaud à Aden), ce dont témoigne une carte de visite contenue dans le volume. La donation a été faite à l’IMA à l’occasion de l’exposition qu’avait organisée l’institut en 1991, Rimbaud à Aden, dans le cadre du centenaire de la mort de Rimbaud.

Carte de visite conservée dans l’ouvrage. Photographie et © Hugues FONTAINE.

On sait que parmi les papiers provenant du père du poète, Frédéric, conservés dans le grenier de Roche, se trouvaient une grammaire arabe revue et corrigée, une traduction du Coran avec le texte arabe en regard, et encore quelques autres « papiers arabes ».

À Harar, Arthur demanda à sa mère qu’elle cherche pour lui ces documents « utile[s] à ceux qui apprennent la langue » et qu’on les lui envoie, mais « comme emballage seulement, car ça n’en vaut pas le port ».

« À propos comment n’avez-vous pas retrouvé le dictionnaire arabe ? Il doit être à la maison cependant. Dites à F[rédéric, le frère] de chercher dans les papiers arabes un cahier intitulé : Plaisanteries, jeux de mots, etc., en arabe, et il doit y avoir aussi une collection de dialogues, de chansons, ou je ne sais quoi, utile à ceux qui apprennent la langue. S’il y a un ouvrage en arabe, envoyez ; mais tout ceci comme emballage seulement, car ça ne vaut pas le port. » (Lettre aux siens, Harar, 15 février 1881.)

On sait aussi que Rimbaud connaissait l’arabe et même, par le témoignage du négociant italien Ugo Ferrandi, agent de la firme Bienenfeld à Aden, qui a bien connu Rimbaud, qu’il « tenait dans sa case [à Tadjourah] de véritables conférences sur le Coran aux notables indigènes ». (Franco Petralia, Bibliographie de Rimbaud en Italie, Sansoni Antiquariato, 1960, p. 73). Bardey rapporte qu’à Aden, en 1884, il occupait ses loisirs à déchiffrer des livres arabes et à se perfectionner dans la langue. Jules Borelli écrit qu’il « sait l’arabe et parle l’amharigna et l’oromo. Il est infatigable. Son aptitude pour les langues, une grande force de volonté et une patience à toute épreuve, le classent parmi les voyageurs accomplis. » (Borelli, Éthiopie méridionale, Journal de mon voyage aux pays Amhara, Oromo et Sidama, septembre 1885 à novembre 1888, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1890, 1890, p. 201).

Autre intérêt du document, il contient une lettre manuscrite rédigée en arabe (mais avec des fautes) sur un feuillet de papier quadrillé, écrite par l’abban [guide de caravane et garant de la sécurité des voyageurs] Fârih Kali, adressée à Rimbaud (son nom est donné au début de la lettre), dans laquelle l’expéditeur s’impatiente de ne pas avoir reçu une somme d’argent que Rimbaud lui devait. La lettre n’est malheureusement pas datée.

Les bibliothécaires de l’Institut du Monde Arabe, Mmes Olga Andriyanova et Nacéra Sahali, ont rassemblé les informations dont elles disposent pour la présentation de cette pièce sortie de la réserve patrimoniale de la bibliothèque.

Je publierai ici quelques autres photographies de ce Coran et de la lettre, ainsi que des informations supplémentaires, après que Mmes Olga Andriyanova et Nacéra Sahali aient mis en ligne elles-mêmes le résultat de leurs recherches.

Hugues Fontaine, 20 septembre 2020.

Avec l’Institut du monde arabe (IMA), 1 rue des Fossés Saint-Bernard, 75005 Paris.