Un article du « Fremden-Blatt » confirme la mésaventure de Rimbaud à Vienne en toute fin février 1876.

Lors des Rencontres LES PHOTOGRAPHIES DE RIMBAUD organisées par Andrea Schellino, professeur de littérature française à l’université Rome III et moi-même, qui se sont tenues à l’Hôtel littéraire Rimbaud le 16 mars, Serge Plantureux a présenté une photographie prise à Vienne par le photographe Ignaz Hofbauer, selon le cachet qui figure au dos de la photo-carte. Il pense qu’elle pourrait représenter Arthur Rimbaud.

J’ai pour ma part émis des réserves, attendant de recevoir d’autres arguments que ceux d’une possible ressemblance, cette méthode m’ayant toujours semblé insuffisante et sujette à de faux débats. On se souvient du présumé portrait du poète repenti sur un perron de l’hôtel de l’Univers à Aden. D’autre part, certains des arguments avancés me paraissent douteux (notamment la chronologie).

Mais dans son enquête, avec l’aide du personnel des Archives nationales de Vienne, Serge Plantureux a fait une découverte qui me paraît réellement importante, celle d’un article paru le mardi 29 février 1876 dans le Fremden-Blatt, supplément du Morgen-Blatt, destiné à informer la communauté d’étrangers et de visiteurs de la capitale de l’Empire austro-hongrois.

Article paru le mardi 29 février 1876 dans le Fremden-Blatt.
Österreichisches Staatsarchiv. Courtesy ATELIER 41.

En effet, nous ne connaissions la mésaventure de Rimbaud à Vienne (âgé alors de 22 ans) qu’à travers les évocations faites par Verlaine et Delahaye, notamment un dessin de Verlaine (qui signe F. Cée) titré DARGNIÈRES NOUVELLES, représentant Rimbaud totalement dépouillé, dans la Vingince Strasse, un fiacre fuyant au galop à l’arrière plan, avec le texte suivant inscrit dans une bulle (et devant être entendu avec l’accent parisiano-ardennais selon la mention portée en marge).

C’est pas injuss’ de se voir dans une pareille situate ? Et pas la queue’ d’un pauv’ Keretzer sous la patte ! J’arrive à Vièn avec les méyeurs intentions (sans compter que j’compte sur des brevets dinvention). En arrévant j’me coll’ quêqu’Fanta comme de jusse. Bon ! V’la qu’un cocher d’fiac’ me vole tout : c’est pas injusse ? Voui, m’fait tout jusqu’à ma limace et mon grimpant. Et m’plant là dans la Strass par un froid pas foutans. Non ! Vrai, pour le début en v’laty un d’triomphe ! Ah la sal’bête ! Encore plus pir’ que la Daromphe !

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. 7203 (262). Manuscrit autographe signé « F.C. » (François Coppée).
Dizain et dessin original.

L’article du Fremden-Blatt apporte des détails quant au déroulement de l’événement lui-même et surtout le date indiscutablement. Les precisions d’un «  jeune homme élégamment habillé, qui semblait appartenir à la haute société » et celle de « professeur de langues » sont particulièrement intéressantes.

© 2024 “courtesy ATELIER 41

Voici, avec l’aimable autorisation de l’inventeur de cette découverte, Serge Plantureux, (© 2024 “courtesy ATELIER 41”), la translittération et la traduction du texte de l’article :

* (Abenteuer eines Franzosen.) Der Bewölbewächter Fuchs bemerkte Samstag nachts in der Maximilianstrasse einen jungen, elegant gekleideten Mann, der anscheinend den besseren Ständen angehörte, wie er mit einem mehrläusigen Revolver in der Hand daherwankte. Er hielt ihn deshalb an und übergab ihn einem Sicherheitswachmann, der ihn aufs Polizeikommissariat in der Stadt eskortierte. Der Fremde, der nur Französisch sprach, war im Besitze einer Schachtel mit Revolverpatronen. Er gab an, Arthur Rimbaud zu heißen, verweigerte aber jede weitere Auskunft betreffs seines Nationalen.

Die mittler-weile gepflogenen Erhebungen stellten fest, dass der Angehaltene ein Sprachlehrer, 22 Jahre alt, aus Charleville geboren ist und über Straßburg nach Wien gereist sei, um von hier in die Türkei zu gehen. Rimbaud bemerkte, dass es ihm nichts um die Ausführung eines Selbstmordes zu tun gewesen, er // sei dadurch in arge Verlegenheit geraten, dass ihm Samstag Nachts in einem öffentlichen Unterhaltungsorte seine Ersparnisse in der Höhe von 500 Francs gestohlen wurden. Den Revolver führte er nur zu seinem persönlichen Schutze bei sich.»

* Une mésaventure d’un Français. Samedi soir, dans la Maximilianstrasse, le gardien de la voûte Fuchs a remarqué un jeune homme élégamment habillé, qui semblait appartenir à la haute société, chancelant avec un revolver à barillet en main. Il l’a donc interpellé et remis à un agent de sécurité qui l’a escorté au commissariat de police de la ville. L’étranger, qui ne parlait que français, possédait une boîte de cartouches pour son revolver. Il s’est identifié comme étant Arthur Rimbaud mais a refusé de donner plus d’informations sur sa nationalité.

Les enquêtes ultérieures ont révélé que la personne arrêtée était un professeur de langues, dans sa vingt-deuxième année, né à Charleville et ayant voyagé via Strasbourg à Vienne, avec l’intention de se rendre en Turquie depuis cette ville. Rimbaud a précisé qu’il n’avait pas l’intention de se suicider, mais qu’il s’était trouvé dans une grande détresse après que ses économies de 500 francs lui eurent été dérobées samedi soir dans un lieu public de divertissement. Il portait le revolver uniquement pour sa protection personnelle.

Je reviendrai prochainement sur cet épisode du séjour viennois de Rimbaud au printemps 1876 au sujet duquel nous ne savons en somme que peu de choses.

Invité du Réveil culturel

Hugues Fontaine était l’invité de l’émission de Tewfiq Hakem, le Réveil culturel sur France Culture le 9 mars 2020.

Écouter l’émission en podcast.

Tewfik Hakem s’entretient avec l’auteur, Hugues Fontaine, photographe, qui nous raconte l’expérience photographique de Rimbaud en Abyssinie (Ethiopie), dans Arthur Rimbaud photographe, paru aux éditions Textuel. Quand on associe le nom du grand poète à la photographie, nous avons à l’esprit ce portait bien connu qu’avait réalisé Etienne Carjat en 1871 : Rimbaud apparaît sous les traits d’un ange-démon de 17 ans, tignasse rebelle, yeux clairs et mélancoliques… Mais en 1883, le poète envoie à sa mère et à sa sœur Isabelle trois portraits de lui-même par lui-même. C’est cette facette méconnue et non-aboutie d’un Rimbaud photographe que Hugues Fontaine tente d’éclairer dans un texte fouillé auquel il mêle une abondante iconographie. 

Un compte rendu de Frédéric Thomas dans « Dissidences »

Hugues Fontaine, « Arthur Rimbaud photographe », Paris, Textuel, 2019, 215 pages, 35 €.

Dans ce livre, Hugues Fontaine offre à la fois une réflexion sur la photographie en rapport avec le parcours d’Arthur Rimbaud, une analyse historique de son exploitation du médium, alors qu’il était en Afrique, et, enfin, le récit de sa découverte de plusieurs photographies attribuées à l’auteur des Illuminations. La qualité des illustrations – photographies, cartes et dessins –, ainsi que l’écriture font d’Arthur Rimbaud photographe un livre précieux, agréable à lire, éclairant le séjour du poète au Harar, mieux que ne l’avait fait le finalement décevant Rimbaud l’Africain de Claude Jeancolas (Textuel, 2014)1.

Après s’être brièvement arrêté sur les photos de Rimbaud par Carjat, l’auteur s’intéresse au Rimbaud photographe. Début 1883, alors qu’il est négociant au Harar, dans l’actuelle Éthiopie, l’auteur d’Une Saison en enfer se fait livrer un appareil photographique. Dans une de ses lettres « aux siens », il envoie des autoportraits, qui ne permettent guère de voir son visage. Hugues Fontaine y consacre de nombreuses et belles pages. Il note que « Rimbaud à Harar est un des premiers écrivains à s’être photographié, à avoir fait un autoportrait. Il est certes et désormais « sorti de la littérature », selon l’expression de Delahaye. Qu’importe, celui qui se photographie à Harar a beau avoir renié son passé de littérateur, être devenu autre, il fait ce geste de se photographier. « Pour rappeler sa figure ». Se photographier, et se regarder autre. N’est-ce pas par excellence un geste d’écrivain ? » (p. 33).

Ces photos sont d’autant plus troublantes que, alors qu’elles certifient la présence de Rimbaud en ce lieu, celui-ci évoque à cette occasion sa possible disparition. « Dans cette étonnante lettre du 6 mai 1883 par laquelle il expédie ces trois épreuves photographiques, lettre qui se termine, chose inhabituelle, sur un « Au revoir », Rimbaud envisage sa possible disparition : « Mais qui sait combien peuvent durer mes jours dans ces montagnes-ci ? Et je puis disparaître au milieu de ces peuplades sans que la nouvelle en ressorte jamais » (p. 23). Hugues Fontaine conclut en remarquant avec raison : « notre fascination devant ces images qui montrent peu de choses en fait de ressemblance tient donc non pas à ce que nous voyons, mais à ce que nous savons » (p. 193).

« Rimbaud applique à lui-même son programme photographique : montrer « des paysages et des types », ce qui est bien dans la manière du temps », écrit l’auteur (p. 15). Mais cela ne va pas sans détournement ni ironie, comme en atteste la lettre à sa mère et à sa sœur, où, à propos de l’Exposition universelle de Paris de 1889, Rimbaud écrit : « je pourrai exposer peut-être les produits de ce pays, et peut-être m’exposer moi-même, car je crois qu’on doit avoir l’air excessivement baroque après un long séjour dans des pays comme ceux-ci » (Rimbaud, cité, p. 45). Reste que ce programme s’inscrit également dans le projet d’explorer l’inconnu de ces régions, et d’écrire « un ouvrage pour la Société de géographie avec des cartes et des gravures, sur le Harar et les pays Gallas (…). Bientôt photographe, il se veut aussi et simultanément géographe, ethnographe… » (p. 52-53). Mais cela ne se concrétisa que très ponctuellement, en août 1887. Arrivé au Caire après la mésaventure de la vente d’armes à Ménélik, pris d’une « véritable frénésie d’écriture », il écrit sa « Lettre au directeur du Bosphore égyptien » ; récit d’une exploration en ces terres alors peu connues en Occident. On aurait d’ailleurs aimé qu’Hugues Fontaine étudie l’usage social de ces photos, depuis celles qui montrent le jeune poète tout juste débarqué à Paris, en 1871, – il cite à ce propos la « postérisation » (André Gunthert) de la figure de Rimbaud (p. 30) –, jusqu’à la pratique photographique quinze ans plus tard dans l’Afrique coloniale. « La photographie, écrit-il, est utilisée comme outil promotionnel, pour servir à valoriser l’entreprise d’exploitation commerciale » (p. 150).

Les photos de Rimbaud postérieures à ses autoportraits témoignent d’une plus grande maîtrise, démontrant, selon Hugues Fontaine, « les compétences techniques de Rimbaud, opérateur photographique. (…) On voit bien à chaque fois une intention d’équilibrer les volumes du paysage ou de l’espace avec le personnage photographié » (p. 84-85). Au passage, l’auteur corrige certaines assertions de Jean-Jacques Lefrère (p. 110) dans sa biographie de référence (Arthur Rimbaud, Fayard, 2001). On émettra quelques réserves cependant sur l’utilisation des citations de poèmes de Rimbaud pour illustrer trop directement le parcours du poète. Verlaine était plus proche de la vérité, plus attentif à la multiplicité des voix de sa poésie, lorsqu’il évoqua, à propos d’Une Saison en enfer, « cette espèce de prodigieuse autobiographie psychologique ».

L’explorateur autrichien Philipp Paulitschke constitua une collection de photographies d’autres explorateurs parmi ses contemporains, en cette fin du XIXe siècle : « la plus grande collection existante de photographies originales sur l’Afrique orientale » (p. 171). Or, dans le registre où sont annotées les provenances de ces clichés, Hugues Fontaine a découvert que le nom d’Arthur Rimbaud apparaît à trois reprises. Cette découverte soulève nombre de questions. S’agit-il de photographies de Rimbaud – mais, à l’époque où Paulitschke voyage dans la région, Rimbaud a déjà revendu son appareil photographique – ou de clichés en sa possession ? L’auteur émet plusieurs hypothèses. Peut-être les deux hommes se sont-ils rencontrés à Aden, en avril 1885, et ont-ils gardé contact (p. 182) ? Ou alors, au moment de quitter Harar, malade et le genou enflé, en avril 1891, longue procession qui l’emmènera jusqu’à Marseille où il mourra, Rimbaud aurait pu laisser à la mission des pères sur place quelques affaires dont des photographies, qui auraient ensuite été communiquées à Paulitschke – le lien entre l’un des Pères de cette mission et ce dernier est avéré (p. 184).

Toujours est-il que, selon Hugues Fontaine, « d’autres clichés existent très vraisemblablement, qu’il reste à retrouver et identifier » (p. 186). Rimbaud n’annonçait-il pas dans sa lettre à sa mère et à sa sœur du 20 mai 1883, après avoir affirmé que « la photographie marche bien », qu’il enverrait « bientôt des choses réussies » (lettre citée, p. 189) ? (Et, dans une lettre antérieure, il disait de même : « je vous enverrai des choses curieuses » (Rimbaud, cité p. 46)). Nous ne sommes donc pas au bout de nos surprises avec l’homme aux semelles de vent2.

Frédéric Thomas (site)

1Lire le compte-rendu sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/5185

2Pour rappel, en 2018, nous avons découvert une lettre inédite de 1874 du poète au communard Jules Andrieu. Voir sur notre blog : UNE LETTRE INCONNUE D’ARTHUR RIMBAUD, ainsi que sur le site de Parade sauvage : https://sites.dartmouth.edu/paradesauvage/decouverte-dune-lettre-de-rimbaud-frederic-thomas/.